Synopsis : ce
livre, dont la lecture doit être faite en parallèle d’A rebours, a eu, et de nos jours encore a, moins de succès puisque
la « littérature catholique » devait ne pas connaître le regain de
l’humeur « fin de siècle », sombre. Cependant, l’ouvrage peut être lu
à la lumière d’un style et d’une histoire exceptionnels, Huysmans étant un
évocateur, un peintre bien puissant.
« Cette abside elle était bien, si l’on voulait, un
massif gelé de squelettes d’arbres, une serre d’essences mortes, ayant
appartenu à la famille des palmifères, évoquant encore le souvenir d’invraisemblables
phœnix, d’inexacts lataniers, mais elle rappelait aussi, avec sa forme en
demi-lune et sa lumière trouble, l’image d’une proue de navire plongée sous
l’onde. » (I, II)
I. L’agonie
« Il flottait, comme
une épave, entre la Luxure et l’Eglise. » (I, II)
La bataille entre la
chasteté voulue et le somptuaire dont l’auteur veut se détacher se déroule,
comme tout le livre, sur deux parties : la vie parisienne, où l’homme est
entouré par le foisonnement de la distraction des plaisirs et doit savoir
trouver les asiles de la religion, et la vie de La trappe, diamétralement
inverse mais où l’homme, qui peut enfin s’y rassembler, s’y
« trier », encore doit combattre son souvenir.
Huysmans alors déploie
l’arsenal d’un style qui se souvient de son naturalisme ; les figures
d’analogie foisonnent ; leur comparant est tiré de cette dernière
doctrine, quand le comparé est d’ordre métaphysique, abstrait (l’âme). On obtient ainsi un symbolisme d’ordre
très tranché, dont le revers physique à outrance vise un endroit sublime.
Dans l’immédiat naufrage de la raison humaine voulant
expliquer l’effrayante énigme du pourquoi de la vie, une seule idée surnage, au
milieu des débris des pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on
sent et dont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné à la
vie est la Douleur. (I, VI)
Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat, où trouver maintenant le laboureur qui l’ensemence, qui le herse, qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement une récolte spirituelle, capable d’alimenter la faim des quelques-uns qui errent, égarés, et tombent d’inanition dans le désert glacé de ces temps ?
Celui qui devrait être le cultivateur de l’au-delà, le fermier
des âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes. (II, I)
Harcelé par la peur, il se dégagea d’un suprême effort,
voulut se visiter, voir où il en était ; et de même qu’un marin, qui, dans
un navire où s’est déclaré une voie d’eau, descend à fond de cale, il dut
rétrograder, car l’escalier était coupé, les marches s’ouvraient sur un abîme.
Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné,
sur ce trou et, à force de fixer le noir, il distingua des apparences ;
dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, il apercevait au fond de soi le
panorama de son âme, un crépuscule désert, aux horizons rapprochés de
nuit ; et c’était, sous cette lumière louche, quelque chose comme une
lande rasée, comme un marécage comblé de gravats et de cendres ; la place
des péchés arrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraie de
vices sèches qui rampait encore, rien ne poussait.
Il se voyait épuisé ; il savait qu’il n’avait plus
la force d’extirper ses dernières racines et il défaillait, à l’idée qu’il
faudrait encore s’ensemencer de vertus, labourer ce sol aride, fumer cette
terre morte. (II, V)
Et même pour de simples
descriptions d’églises, le procédé poursuit le but de dévoiler l’agonie de
Durtal, le héros de l’auteur.
Là (à Saint-Séverin), il s’installait, derrière le
maître-autel, dans cette mélancolique et délicate abside plantée, ainsi qu’un
jardin d’hiver, de bois rares et un peu fous. On eût dit d’un berceau pétrifié
de très vieux arbres tout en fleurs mais défeuillés, de ces futaies de piliers
carrés ou taillés à larges pans, creusés d’entailles régulières près de leurs
bases, côtelés sur leurs parcours comme des pieds de rhubarbe, cannelés comme
des céleris. (I, II)
En fin de compte, l’agonie
de Durtal reflète aussi un combat de langue, entre le registre sensible,
visuel, et celui intellectuel ou idéal.
Aussi, si ces descriptions
relèvent d’un point de vue externe, le combat se manifeste dans les longs
soliloques de Durtal, où l’auteur n’hésite pas à mettre à nu tous les rouages
qui donnent à cette lutte un lieu bien intérieur et où l’amour-propre n’a plus aucune
raison de se cacher (« il se lapida », « il se blâma »,
etc.) :
Et il était bien obligé de se répondre qu’il devenait
idiot car il savait, par expérience, que l’obscénité ne se tarit pas et que la
luxure s’affame, à mesure qu’on l’alimente. (I, V)
C’est un peu fort d’entendre gronder en soi le contraire
de ce que l’on pense, se dit-il. (II, V)
Cela est ponctué par des
dialogues où l’autre, un moine ou un prêtre, se substitue à la voix intérieure.
II. L’art
C’est l’art, et surtout la
musique — alors que la peinture jouait un rôle si important dans Là-bas, — qui amène Durtal à la
religion. Le même procédé est employé pour décrire le progrès d’une seule et
même musique, puis la découverte de plus belles, et les contrastes qu’elles
recèlent, le tout dirigé vers la recherche de l’unité historique, des primitifs :
A Saint-Séverin, une voix de taureau clamait, seule, un
verset, puis tous les enfants, soutenus par la réserve des chantres, lançaient
les autres et les inaltérables vérités s’affirmaient à mesure, plus attentives,
plus graves, plus accentuées, un peu plaintives même dans la voix isolée de
l’homme, plus timides peut-être, mais aussi plus familières, plus joyeuses,
dans l’élan pourtant contenu des gosses. (I, II)
Alors Durtal avait pu s’étonner car il n’avait pas encore
entendu une seule et unique voix faite d’une trentaine peut-être, d’un diapason
aussi étrange, une voix supraterrestre qui brûlait sur elle-même en l’air et se
tordait en roucoulant.
Cela n’avait plus aucun rapport avec le lamento glacé,
têtu des Carmélites, et cela ne ressemblait pas davantage au timbre asexué, à
la voix d’enfant écachée, arrondie au bout, des Franciscaines ; c’était
autre chose. (I, VII)
Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri le
Salve Regina ébranla les voûtes.
Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n’avait
rien en commun avec celui que l’on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci
était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes
adorations, qu’il semblait concentrer, en lui seul, l’immémorial espoir de
l’humanité et son éternelle plainte.
III. La
nature
Contrairement à A Rebours, l’immortelle nature devient
le symbole d’une unité retrouvée,
cette fois synchronique.
« — J’ajoute tout de suite que le val où s’élève
Notre-Dame de l’Âtre est maintenant sans marécage et que l’air y est très
pur ; vous y longerez de délicieux étangs et je vous recommande, à la
lisière de la clôture, une allée de noyers séculaires où vous pourrez faire
d’émollientes promenades, au point du jour. » (I, IX)
L’arrivée au monastère :
De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus
les toits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux une formidable
croix sur laquelle se tordait un Christ.
Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers
les taillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillages
interceptaient la vue. (II, I)
Et au monastère :
Il bondit de son banc, dans un élan d’allégresse,
s’engagea dans des allées latérales, atteignit la pièce d’eau qu’il avait
entrevue, la veille ; devant elle, se dressait la formidable croix qu’il
avait distinguée de loin du haut de la voiture, dans les bois, avant que
d’arriver à la Trappe.
Elle était plantée en face du monastère même et tournait
le dos à l’étang ; elle supportait un Christ du XVIIIe siècle,
grandeur nature, en marbre blanc ; et l’étang affectait, lui aussi, la
forme d’une croix, telle qu’elle figure sur la plupart des plans des
basiliques.
Et cette croix brune et liquide était granulée de
pistache par des lentilles d’eau que déplaçait, en nageant, le cygne.
Il vint au-devant de Durtal, et il tendit le bec,
attendant sans doute un bout de pain.
Et pas un bruit ne surgissait de ce lieu désert, sinon le
craquement des feuilles sèches que Durtal froissait en marchant. L’horloge
sonna sept heures. (II, II)
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