A vau-l'eau (1882)


Dans une nouvelle teintée du naturalisme d’avant A rebours (1884), Huysmans se plonge dans le purgatoire de la classe moyenne, au croisement de la pauvreté de simples désirs et de l’abondance où ceux-ci se trouvent à la mesure des objets en puissance. Cette misère toute nouvelle, comme réunissant les défauts respectifs de la bourgeoisie et du prolétariat, dévoile au lecteur un monde ordinaire où l’homme esseulé dans l’absurdité d’une ville de plaisirs ostensifs et de misères cachées, voyant son désir à la disproportion de son pouvoir, se laisse aller à vau-l’eau.

Folantin, un petit employé de bureau, intelligent et boiteux, mène une vie d’automate entre son travail, la gargote où il va se repaître et son domicile où il va digérer, avec son petit repas, des pensées noires. Cette vie singulière devient très vite, comme souvent en littérature, la synthèse d’une diversité formelle ou simplement matérielle, le symbole d’une classe.

Voilà aussi l’occasion de revisiter la dialectique entre l’être indivis et sa tribu, et l’occasion pour l’auteur de réaffirmer un naturalisme bien plus poétique que celui de son chef de file, Zola.

François-Étienne Villerêt, Saint-Sulpice, aquarelle

 
I. L’ordinaire d’une vie solitaire


1. Un homme blasé


En l’incipit in media res rapidement se dessine un personnage veule, désarmé de sa volonté et timide, tout cela à l’issue d’une journée, parangon d’une vie qui s’y reflète en pensée, un soir d’hiver dans une chambre où la guigne avec le froid sévit.

Sa passivité est constamment trompée par son microcosme qui lui fait préférer la solitude : la bonne qui « l’avait dévalisé ainsi que dans un bois », le concierge qui « apprivoisait les araignées dont il ménageait les toiles », la femme qui lui manque, les reproches de son supérieur, une amitié le trainant à travers un Paris trop populeux, la présence comme l’absence des choses concourent à corroborer un gris destin.


2. Une misère au nouveau visage


Le milieu sait, depuis Aristote, s’opposer à la fois aux deux extrêmes de l’opulence et de l’indigence, de la psychologie de l’âme désirante et de la physique d’un corps étique à la façon des Goncourt. Cette dialectique, où le désir ne peut trouver refuge dans la satisfaction réelle, se résout dans l’acerbe ennui.

Au fil des saisons, l’hiver apporte à chaque fois une nouvelle crise, exprimée par des images unissant les corvées d’une vie répétitive chez un homme qui ne sait quoi aimer, entre une douceur intime chez soi et la compagnie hypothétique d’une femme ou du dehors. Au fil de la nouvelle l’on goûte à un Roquefort découpé « dans un pain de savon de Marseille », à la « froide lessive des sauces », à la « vidange des vins », à « l’eau de vaisselle » du bouillon.

De ce réel, chez un homme pourtant si maigrement exigeant, la misère empire quand en vient la pensée, multipliée par les « si j’avais le courage » du présent et les « si j’avais eu » du passé, le regret accentué par son incertitude présente. Un paradoxe ? Non, parce que se laisser ainsi aller est une dialectique de la durée, où le regret ne peut donner ses leçons et doit faire corps avec l’état de choses présent, n’ayant de regret absolu que la fatalité de sa condition.


II. Une fatalité nouvelle, sociale


Misère subtile en outre fatale, soumise à « une Providence qui donne argent, bonheur, santé, femme, tout aux uns et rien aux autres » (p. 92, nous soulignons), comme si le fait que son traitement, se trouvant impuissant à rapprocher tous les objets qu’éclaire le désir, — à réclamer aux choses la caution de ce dernier, — le condamnait à l’absolue misère de la pauvreté.

Cette fatalité sociale, à nos yeux, ici s’oppose assez brutalement aux personnes de l’entourage immédiat de Folantin. La société se déshumanise, perd ses visages dont elle serait faite au profit d’une immense machine les remplaçant, ces autres devenus, par le flou de l’ouvrier, du bourgeois, etc.

Voilà peut-être pourquoi le personnage préfère à la littérature diluée, à l’histoire embrouillée, à la peinture fade, à la table d’hôte fumigée et au théâtre falot — tout l’Art y passe, — les modestes et simples tableaux des péniches ou des pêcheurs, de l’appétit des cochers, l’aéré de la place Saint-Sulpice, en un mot la particularité d’une situation face à des représentations qui, s’étant voulues originales, se retrouvent plus banales encore.

C’est le combat d’un menu ressort égaré dans l’horlogerie, d’un Monsieur commun sur la fatalité de son nom de famille intimement mêlée à la pression de l’inconnu social, d’un travail d’usine dans un bureau bien chauffé pourtant mais où l’intelligence se trouve en passe de douter de tout. C’est un chant de lassitude, et quelques plaisirs très vite se chargent de se défleurir, et il n’importe plus de savoir s’ils sont venus d’un ennui propre, ou de l’autre. Et tous les plaisirs passent par l’écumoire du temps :


M. Folantin descendit de chez cette fille, profondément écœuré et, tout en s’acheminant vers son domicile, il embrassa d’un coup d'œil l’horizon désolé de la vie ; il comprit l’inutilité des changements de routes, la stérilité des élans et des efforts ; « il faut se laisser aller à vau-l’eau ; Schopenhauer a raison, se dit-il, « la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ». (p. 132)



_____________
Bibliographie

Huysmans, J.-K. A vau-l’eau, in : Nouvelles, pp. 85-132. 2007, Flammarion

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire