Dans une nouvelle teintée du naturalisme
d’avant A rebours (1884), Huysmans se
plonge dans le purgatoire de la classe moyenne, au croisement de la pauvreté de
simples désirs et de l’abondance où ceux-ci se trouvent à la mesure des objets en
puissance. Cette misère toute nouvelle, comme réunissant les défauts respectifs
de la bourgeoisie et du prolétariat, dévoile au lecteur un monde ordinaire où
l’homme esseulé dans l’absurdité d’une ville de plaisirs ostensifs et de
misères cachées, voyant son désir à la disproportion de son pouvoir, se laisse
aller à vau-l’eau.
Folantin, un petit employé de bureau, intelligent
et boiteux, mène une vie d’automate entre son travail, la gargote où il va se
repaître et son domicile où il va digérer, avec son petit repas, des pensées
noires. Cette vie singulière devient très vite, comme souvent en littérature,
la synthèse d’une diversité formelle ou simplement matérielle, le symbole d’une
classe.
Voilà aussi l’occasion de revisiter la
dialectique entre l’être indivis et sa tribu, et l’occasion pour l’auteur de
réaffirmer un naturalisme bien plus poétique que celui de son chef de file,
Zola.
François-Étienne Villerêt, Saint-Sulpice, aquarelle |
I. L’ordinaire d’une vie solitaire
1.
Un homme blasé
En l’incipit in media res rapidement se dessine un personnage veule, désarmé de
sa volonté et timide, tout cela à l’issue d’une journée, parangon d’une vie qui
s’y reflète en pensée, un soir d’hiver dans une chambre où la guigne avec le
froid sévit.
Sa passivité est constamment trompée par son
microcosme qui lui fait préférer la solitude : la bonne qui « l’avait
dévalisé ainsi que dans un bois », le concierge qui « apprivoisait
les araignées dont il ménageait les toiles », la femme qui lui manque, les
reproches de son supérieur, une amitié le trainant à travers un Paris trop
populeux, la présence comme l’absence des choses concourent à corroborer un
gris destin.
2.
Une misère au nouveau visage
Le milieu sait, depuis Aristote, s’opposer à la
fois aux deux extrêmes de l’opulence et de l’indigence, de la psychologie de l’âme
désirante et de la physique d’un corps étique à la façon des Goncourt. Cette
dialectique, où le désir ne peut trouver refuge dans la satisfaction réelle, se
résout dans l’acerbe ennui.
Au fil des saisons, l’hiver apporte à chaque
fois une nouvelle crise, exprimée par des images unissant les corvées d’une vie
répétitive chez un homme qui ne sait quoi aimer, entre une douceur intime chez
soi et la compagnie hypothétique d’une femme ou du dehors. Au fil de la
nouvelle l’on goûte à un Roquefort découpé « dans un pain de savon de
Marseille », à la « froide lessive des sauces », à la « vidange
des vins », à « l’eau de vaisselle » du bouillon.
De ce réel, chez un homme pourtant si
maigrement exigeant, la misère empire
quand en vient la pensée, multipliée par les « si j’avais le courage »
du présent et les « si j’avais eu » du passé, le regret accentué par
son incertitude présente. Un paradoxe ? Non, parce que se laisser ainsi
aller est une dialectique de la durée, où le regret ne peut donner ses leçons et
doit faire corps avec l’état de choses présent, n’ayant de regret absolu que la
fatalité de sa condition.
II. Une fatalité nouvelle,
sociale
Misère subtile en outre fatale, soumise à
« une Providence qui donne argent, bonheur, santé, femme, tout aux uns et rien aux autres » (p. 92, nous soulignons), comme si le fait que son
traitement, se trouvant impuissant à rapprocher tous les objets qu’éclaire le
désir, — à réclamer aux choses la caution de ce dernier, — le condamnait à
l’absolue misère de la pauvreté.
Cette fatalité sociale, à nos yeux, ici s’oppose
assez brutalement aux personnes de l’entourage immédiat de Folantin. La société
se déshumanise, perd ses visages dont elle serait faite au profit d’une immense
machine les remplaçant, ces autres devenus, par le flou de l’ouvrier, du
bourgeois, etc.
Voilà peut-être pourquoi le personnage préfère
à la littérature diluée, à l’histoire embrouillée, à la peinture fade, à la
table d’hôte fumigée et au théâtre falot — tout l’Art y passe, — les modestes et
simples tableaux des péniches ou des pêcheurs, de l’appétit des cochers, l’aéré
de la place Saint-Sulpice, en un mot la particularité d’une situation face à
des représentations qui, s’étant voulues originales, se retrouvent plus banales
encore.
C’est le combat d’un menu ressort égaré dans l’horlogerie,
d’un Monsieur commun sur la fatalité de son nom de famille intimement mêlée à
la pression de l’inconnu social, d’un travail d’usine dans un bureau bien chauffé
pourtant mais où l’intelligence se trouve en passe de douter de tout. C’est un
chant de lassitude, et quelques plaisirs très vite se chargent de se défleurir,
et il n’importe plus de savoir s’ils sont venus d’un ennui propre, ou de l’autre.
Et tous les plaisirs passent par l’écumoire du temps :
M.
Folantin descendit de chez cette fille, profondément écœuré et, tout en
s’acheminant vers son domicile, il embrassa d’un coup d'œil l’horizon désolé de
la vie ; il comprit l’inutilité des changements de routes, la stérilité
des élans et des efforts ; « il faut se laisser aller à
vau-l’eau ; Schopenhauer a raison, se dit-il, « la vie de l’homme
oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ». (p. 132)
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Bibliographie
Huysmans,
J.-K. A vau-l’eau, in :
Nouvelles, pp. 85-132. 2007, Flammarion
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